Echanges pluridisciplinaires (sciences sociales, juridiques et santé publique) autour de l'éthique du médicament en Afrique de l'ouest et du centre
1-2 juil. 2013 Dakar (Sénégal)

Compte-rendu scientifique

COMPTE-RENDU SCIENTIFIQUE

Les 1er et 2 juillet 2013 a eu lieu à Dakar un colloque sur les « Nouveaux enjeux éthiques autour du médicament en Afrique de l’ouest et du centre ». Ce colloque était organisé par leCentre Droit, Ethique, Santé, de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar etl’Unité Mixte Internationale TRANSVIHMI de l’Institut de Recherche pour le Développement,avec la participation du Ministère de la Santé et de l’Action Sociale du Sénégal et du Centre de Recherche de Fann (CRCF)[1]. Une centaine de participants venus de 11 pays francophones, et issus de disciplines variées (santé publique, droit, éthique, socio-anthropologie et pharmacie) ont participé à ces journées. Le colloque a été ouvert par les représentants des institutions organisatrices et des partenaires principaux, et honoré de la présence notamment du Directeur général de la santé du Sénégal, du président de l’Ordre des pharmaciens, de directeurs de directions ministérielles, d’un représentant du Conseil National du Sida (France), de professeurs (pharmacie, santé publique, droit, socio-anthropologie) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, de professeurs et directeurs de recherches, enseignants-chercheurs et chercheurs des universités, instituts de recherche ou hôpitaux de Ouagadougou, Poitiers, Lille, Louvain, Montpellier, Paris, Montréal, Abidjan, Cotonou, Lausanne, Touba, Bambey, Niamey, Bamako, Abomey-Calavi, Nouna, Bordeaux, Bruxelles, Lorraine, Sherbrooke, Yaoundé.

S’inscrivant dans une série de Journées internationales d’éthique et bioéthique en Afrique de l’ouest et du centre (Dakar 2005, Yaoundé 2006, Lomé 2007, Paris 2007, Dakar 2008), cette rencontre visait à instaurer un débat interdisciplinaire à partir de résultats de recherche, de constats empiriques et d’analyses théoriques autour du médicament. En Afrique, les difficultés d’accès aux médicaments, persistantes pour certaines populations et certaines catégories de traitements, co-existent désormais avec la diffusion extensive de médicaments, qui provoque une « pharmaceuticalisation » de la santé publique. En dix ans les institutions internationales ont permis d’étendre considérablement la distribution de traitements contre les maladies infectieuses majeures (tuberculose, paludisme, sida) dans un objectif d’équité. Parallèlement, le marché informel et les « faux médicaments » ont focalisé l’attention des media internationaux, et des dispositifs légaux et de pharmacovigilance ont été mis en place pour gérer les risques associés aux médicaments. Enfin, la recherche thérapeutique s’est organisée en Afrique, dans une démarche biomédicale transnationale et/ou à partir des pharmacopées locales. Ces évolutions complexes soulèvent de nombreuses questions éthiques, en partie nouvelles et pour certaines exacerbées dans le contexte de ressources limitées.

Les échanges sur ces questions se sont organisés sur la base d’une cinquantaine de communications et conférences sélectionnées par le comité scientifique international et réparties en 13 sessions, et une table-ronde sur la responsabilité sociale et l’information sur le médicament. La session parrainée par ONUSIDA et portant sur l’éthique de la recherche thérapeutique et les communautés était diffusée simultanément à Niamey, Ouagadougou et Montpellier.

Le comité scientifique a retenu une définition de la bioéthique comme « la mise en forme d’un questionnement sur des conflits de valeurs suscités par le développement technoscientifique dans le domaine du vivant, à partir d’une recherche multidisciplinaire »[2]. Les interventions ont abordé des situations mettant en jeu les valeurs portées par la santé publique, en analysant les dimensions juridiques, sociales, culturelles ou techniques des problèmes soulevés. L’approche globale au cours des échanges fut réflexive plutôt que normative, appuyée sur des études de situations concrètes, qui ont concerné à divers titres le Mali, le Sénégal, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Niger, le Bénin, la Guinée Bissau, et le Togo.

Cinq domaines ont été abordés : l’accès aux médicaments, la qualité des médicaments, les pratiques sociales autour des médicaments, l’information sur les médicaments et la recherche thérapeutique et les communautés.

L’accès aux médicaments

L’accès aux médicaments pour tout individu dont l’état de santé le nécessite est un droit fondamental de la personne humaine, reconnu dans l’arsenal juridique international (comme le rappelle la Déclaration de Montréal 2005) qu’une résolution des Nations-Unies vient de renforcer[3]. Ce domaine a été marqué au cours des dernières années par des changements majeurs des politiques de santé, entre autres du fait de l’inscription de l’accès universel aux médicaments essentiels dans les Objectifs du Millénaire pour le Développement. Des projets et programmes ont été mis en place par différents pays pour rendre cet accès effectif dans le cadre de politiques publiques ou de dispositifs expérimentaux développée ou soutenus par des organisations non-gouvernementales, des entreprises, des universités, ou la Banque Mondiale. Ces expériences ont désormais suffisamment d’ancienneté pour que l’on puisse évaluer et discuter leurs performances et leurs effets sociaux tant aux plans international que national et local.

Au niveau international, divers dispositifs en faveur de l’accès aux médicaments coexistent avec ceux, internationalement connus, que représentent les partenariats publics-privés du Fonds Mondial ou le programme transnational « humanitaire » PEPFAR. Le dispositif adopté par le Canada en 2004 à la suite des accords de Doha de l’Organisation Mondiale du Commerce pour faciliter la fabrication et l’exportation de médicaments vers les pays du Sud (le « Régime canadien d’accès aux médicaments »), a été sous-utilisé, pour des raisons multiples (culture administrative hermétique, enlisement des négociations entre acteurs aux intérêts opposés, crainte des producteurs qu’une avancée ouvre la voie pour d’autres initiatives...). A l’opposé, la collaboration d’une entreprise pharmaceutique avec des organisations non gouvernementales dans le cadre du programme DNDi (Drugs for Neglected Diseases Initiative) a permis la production d’une combinaison thérapeutique pour le paludisme à coût réduit. Ce cas illustre les capacités d’alliances pragmatiques autour de projets finalisés, et les capacités de firmes pharmaceutiques à utiliser des dispositifs innovants, les instances publiques n’étant pas les seules à adhérer à l’objectif d’équité. Ces exemples montrent que l’accès aux médicaments dépend de l’existence d’une volonté politique au niveau supra-national ou national, mais qu’une initiative isolée est inefficace. L’appui sur une coalition (par exemple des représentants des pays du Sud à l’OMC) et/ou sur des convergences d’intérêts qui doivent être cultivées ou renforcées, apparaît indispensable pour parvenir à des dispositifs fonctionnels.

L’analyse des listes nationales de médicaments essentiels (exonérés de taxes et jouissant d’autres mesures pour favoriser leur accessibilité) dans plusieurs pays de la région montre qu’elles diffèrent parfois de manière très importante de la liste princeps établie par l’OMS. Ceci est dû à des considérations davantage liées aux intérêts particuliers et au manque de formation initiale et continue qu’aux priorités de santé publique nationales, qui appellent une analyse critique des processus de décision ministériels, exigeant la transparence –un autre élément clé pour la mise en œuvre de politiques « éthiques » du niveau international au niveau national.

Une série de communications a porté sur les modalités d’application de mesures de gratuité des traitements et des soins pour les patients et leurs effets sociaux au Burkina Faso, Niger, Mali et Sénégal. Les résultats semblent hétérogènes, très dépendants des contextes nationaux et locaux, et de la manière dont les réformes ont été mises en œuvre. Les nouvelles modalités de répartition des charges financières, combinées à une accessibilité géographique des services de soins inégale, ont pu générer de nouvelles inéquités. De plus, l’augmentation de la demande de soins observée partout après l’instauration de la gratuité pour les patients a fait porter une pression sur les équipes soignantes, mettant en question leur capacité à faire face à la surcharge de travail tout en assurant une qualité des soins, avec des ressources humaines constantes. L’hétérogénéité des réponses est aussi liée aux pathologies traitées, la gratuité des traitements étant semble-t-il plus facilement acceptée et gérée pour l’infection à VIH que pour les kits d’accouchements ou les traitements du paludisme, pour des raisons complexes. L’impact social de la gratuité peut concerner la relation soignant-soigné de manière défavorable, quand elle implique une catégorisation des patients entre « payants » et « non payants ». Mais elle peut aussi avoir des effets favorables en termes d’empowerment des communautés, comme le montre une expérience au Burkina Faso. In fine, cet ensemble d’analyses montre que l’introduction de la gratuité dans des systèmes de soins défaillants a pu, parallèlement à ses effets favorables en termes d’accessibilité des traitements, révéler voire amplifier des dysfonctionnements préexistants. Les modalités de mise en œuvre de ces dispositifs et la gestion des transitions dans les systèmes de soins restent des éléments clé du succès des politiques.

Certaines populations restent vulnérables malgré les dispositifs de gratuité des soins. Ainsi les difficultés économiques majeures que rencontrent les personnes âgées au Sénégal pour faire face au coût des médicaments, disproportionné par rapport aux revenus des retraités et non pris en charge dans le Plan Sésame, ont des conséquences délétères sur leur vie quotidienne et leurs relations familiales. Les personnes âgées, qui combinent des vulnérabilités sanitaires, économiques et sociales, apparaissent comme le « témoin » du caractère équitable des dispositifs d’accès aux médicaments. D’autre part elles sont aussi le témoin de la plus ou moins bonne qualité des prescriptions : les coûts excessifs des ordonnances résultent fréquemment de sur-prescriptions, de prescriptions de formes commerciales princeps alors que des formes génériques sont disponibles, de prescriptions multiples de médicaments souvent susceptibles de présenter des interactions. Ces prescriptions délétères attestent des besoins de formation des médecins et d’intérêts convergents des professionnels de santé au détriment de ceux des malades, motivant des pratiques qui mériteraient d’être davantage contrôlées.

L’intérêt des politiques de gratuité des médicaments pour les patients est reconnu par tous les intervenants, qui soulignent que les représentations hostiles des professionnels de santé subsistant sur le terrain, renforcées par les dysfonctionnements, peuvent hypothéquer les résultats de ces projets. En termes de perspectives, la multiplication des initiatives et des dispositifs, avec des résultats et des effets hétérogènes, va exiger d’articuler, voire de coordonner ces expériences parfois mises en œuvre de manière non concertée dans les mêmes pays ou les mêmes services de soins. De plus il faudra rendre cohérentes des stratégies dont l’histoire de leur élaboration a généré des inéquités, par exemple lorsque le même médicament est gratuit pour les personnes atteintes de VIH mais payant pour les personnes atteintes d’hépatites, et vendu à un tarif qui le rend inaccessible à la plupart d’entre elles. Le défi pour les professionnels de santé constitué par l’augmentation de la demande va imposer d’évaluer la qualité des soins et d’imaginer de nouvelles modalités d’organisation du travail dans les services ; il invite aussi à développer une approche réflexive à propos des pratiques professionnelles du soin.

La qualité des médicaments

La qualité des médicaments soulève de multiples questions. Les « faux médicaments » constituent un problème croissant, qui n’est pas limité au non respect de la propriété intellectuelle : outre les médicaments contrefaits, des médicaments sous-dosés, ne contenant aucun principe actif, périmés, ou ayant une composition qui ne correspond pas aux normes internationales, constituent un danger pour la santé publique. Aucune catégorisation de ces produits ne semble faire l’unanimité, obligeant à utiliser des termes comme « vrais faux médicaments ». La lutte internationale contre leur diffusion souffre surtout de limites institutionnelles, compte tenu des faibles moyens disponibles pour les services judiciaires et répressifs des Etats africains, et des failles dans les systèmes législatifs ou dans la coordination entre services. Il est indispensable de s’interroger sur les mesures qui favorisent la multiplication de ces médicaments dangereux. La stratégie qui consiste à diffuser des traitements à base d’artémisinine dans tous les secteurs et hors prescription, appliquée au Nigéria et au Ghana dans le cadre de programmes financés par le Fonds Mondial, appelle un questionnement sur les effets d’une telle distribution : outre qu’elle a pu favoriser l’apparition de médicaments contrefaits déjà attestée, l’utilisateur ne bénéficie plus de l’encadrement et du conseil du pharmacien. Les résultats d’analyses approfondies sont attendus pour évaluer les avantages et les risques de cette stratégie qui atteint mieux les populations qu’une stratégie contrôlée par les pharmaciens, mais court-circuite la responsabilité du dispensateur. L’instauration de l’accès pour tous à des médicaments de qualité agréés reste la meilleure stratégie pour lutter contre le recours à des médicaments peu sûrs dans le secteur informel. Mais il faut encore préciser, notamment par des recherches en santé publique et sciences sociales, les meilleures stratégies pour sécuriser les circuits d’approvisionnement du secteur formel, décourager le recours à des médicaments non agréés et informer les populations sur la qualité des médicaments. La portée des nouvelles technologies qui proposent notamment le marquage des produits mérite d’être analysée dans les contextes locaux.

La qualité des médicaments disposant d’une autorisation de mise sur le marché peut être discutée sous plusieurs aspects. La forme des médicaments et leur nom, variables selon les firmes pour une même Dénomination Commune Internationale, expose les usagers : avec des approvisionnements par marchés publics qui imposent des changements de fournisseurs fréquents, les usagers peuvent confondre des produits et avoir des difficultés d’observance ; la similitude des formes pour une même DCI améliorerait la sécurité des prises. Les médicaments mis sur le marché sont potentiellement dangereux, tout médicament ayant des effets indésirables et un seuil de toxicité. La notice ne joue pas toujours son rôle de mise en garde contre les utilisations à risque, car elle est souvent incomplète ou mal traduite ; de plus les listes d’effets indésirables peuvent hypothéquer l’observance si les professionnels de santé n’apportent pas leurs explications. L’anticipation et l’annonce des effets indésirables pose un problème éthique lorsque les traitements nécessaires à la santé du patient ont des effets secondaires aléatoires, pour lesquels il n’existe pas de traitement, mais dont la prise de conscience peut avoir un impact négatif sur la santé mentale de ceux qui en souffrent, comme dans le cas des lipodystrophies provoquées par les antirétroviraux. Au niveau macro-social ceci soulève la question du seuil du rapport bénéfice/risque en deçà duquel un médicament ne peut être accepté, qui implique d’un considérer également le coût. Au niveau micro-social, il revient au pharmacien d’expliciter les risques pour les usagers, et sa responsabilité est engagée sur la qualité des médicaments. En cas de prescription hors autorisation de mise sur le marché (AMM), une chaine de responsabilités engage le producteur, le prescripteur et le dispensateur, qui n’en sont pas toujours conscients. 

Au plan international et national, les capacités de régulation de la qualité des médicaments par les Etats sont limitées par leurs lois : ainsi, en France les demandes de pénalisation face aux scandales de santé publique provoqués par la toxicité des médicaments ont échoué devant la rigueur des règles du droit pénal, la qualification d’homicide par imprudence étant difficile à appliquer. Il en serait de même au vu du Droit des pays africains francophones, qu’il conviendrait de faire évoluer pour prendre en compte ces affaires. Plusieurs propositions peuvent être envisagées, comme la qualification de « crime contre l’humanité par imprudence » dans le cas où de nombreuses victimes sont à déplorer. D’autre part une disposition peu utilisée actuellement est la possibilité pour les victimes de poursuivre une firme produisant des médicaments aux effets indésirables délétères devant les tribunaux de son pays. Les rapports entre moyens financiers et sécurité des médicaments restent complexes : des dispositions financières comme l’introduction par l’aide internationale de conditionnalités concernant l’achat des médicaments plus sûrs par les pays peuvent être utiles, mais les possibilités de mobilisation de moyens pour ces achats restent inégales selon les pays et soumises aux agendas politiques nationaux.

Les pratiques sociales autour des médicaments

Les enjeux éthiques autour des médicaments résident non seulement dans la qualité des produits mais aussi (surtout) dans la manière de les utiliser. La consommation croissante de médicaments, liée non seulement à une augmentation de l’offre et de la prescription, mais aussi à une augmentation de la demande, peut faire en soi l’objet d’une réflexion éthique. En effet, la multiplication des questions de santé dont la réponse est recherchée dans un médicament –par exemple pour la prévention- au détriment d’autres méthodes telles que les changements de comportements ou les interventions sociales, et l’extension du recours aux médicaments pour la transformation du corps ou l’accroissement des performances par exemple en matière de sexualité ou dans le domaine du sport, peuvent comporter des risques biologiques et sociaux. Outre les dangers du médicament en termes de toxicité, ces risques sont liés à son statut de marchandise. Ils comprennent la création de dépendances et la modification des normes culturelles au point de considérer comme « déficitaires » les états et qualités –corporels, psychologiques, physiologiques- éprouvés sans médicament. Le jugement éthique consiste à définir la limite entre réponses aux attentes et création par l’existence de médicaments de demandes impossibles à satisfaire pour ceux qui ne peuvent faire face à leur coût.

Introduire des médicaments là où ils sont nécessaires, mais pas sans réflexion sur les pratiques de soins ni précautions : c’est aussi la recommandation finale d’une étude sur l’expérience de la fin de vie dans un centre de santé burkinabè, où les soins palliatifs sont actuellement inexistants et les personnes décèdent en étant rejetées par l’institution. Là, soulager la douleur et la souffrance par l’introduction des opiacés ou des psychotropes paraît indispensable, mais exige de penser d’abord les modalités du soin et le rôle des soignants « quand il n’y a plus rien à faire ». La « promesse d’efficacité » de médicaments à venir peut-elle induire une illusion et si oui, avec quelles conséquences ? Au Sénégal, le dispositif actuel de traitement des usagers de drogues (cocaïne, héroïne, crack) ne répond pas à leurs besoins de sevrage, et ils sont obligés de pratiquer des formes d’auto-sevrage en utilisant des psychotropes achetés en pharmacie ou dans le secteur informel, plus ou moins détournés de leur indication. Un programme de traitement de substitution est en projet, et une étude des perceptions des futurs usagers montre qu’ils attendent beaucoup de ce traitement, qu’ils idéalisent ; seule une mise à disposition rapide de ce traitement accompagnée d’une information suffisamment claire et transparente semble pouvoir répondre à leurs attentes et éviter les désillusions.

Néanmoins le médicament ne doit pas évacuer la dimension relationnelle du soin, souvent nécessaire pour juger des limites de l’efficacité du traitement, améliorer l’observance, ou apporter au patient une prise en charge globale que le médicament aux seuls effets biologiques ne remplace pas. Les interrelations entre médicament et pratiques de soin posent souvent des questions d’éthique, la prescription d’un médicament pouvant constituer une pratique non éthique si elle remplace toute une démarche de recherche diagnostique ou thérapeutique. D’autre part l’étude des pratiques sociales autour du médicament dans un service de psychiatrie montre que les soignants peuvent aussi marquer leur pouvoir en contrôlant, voire en limitant l’accès de patients aux médicaments qu’on leur a prescrits, dans un domaine où la prise en charge thérapeutique est basée quasi exclusivement sur le médicament.

Ainsi l’absence du médicament soulève des questions d’éthique qui se présentent de manière diversifiée, auxquelles une réponse en termes de mise à disposition des produits n’est pas suffisante –et amène d’autres questions d’éthique. A l’opposé, l’analyse des usages sociaux autour des Aliments thérapeutiques prêts à l’emploi montre que l’introduction de ces « quasi médicaments », diffusés à large échelle au Sahel à titre humanitaire depuis une dizaine d’années, a suscité une redéfinition de la malnutrition avec des effets en termes de démédicalisation de la prise en charge et de biomédicalisation et d’extension du diagnostic. Ainsi l’offre de médicaments semble avoir contribué à générer la demande. Cet effet a pu jouer lors de dons de médicaments à des structures de soins africaines. Ces dons, y compris lorsqu’ils respectent toutes les règles édictées par le pays de réception, sont-ils pertinents ? Les risques de disqualification des agents de santé qui ne peuvent pas répondre aux attentes suscitées et l’introduction d’une distinction en termes de qualité entre médicaments exogènes et médicaments délivrés habituellement conduisent à être prudents vis-à-vis de ces formes d’aide.

Les pratiques sociales autour des « médicaments traditionnels améliorés » (MTA) soulèvent des questions spécifiques, qui ravivent les débats anciens à propos de l’intégration des médecines traditionnelles. Une étude de cas montre que la validation des MTA au travers de l’expérimentation et l’obtention d’une AMM ne résout pas la question de leur pertinence du point de vue de la santé publique dans le système de soins local, surtout s’ils sont chers ou s’ils sont diffusés selon les mêmes circuits que les remèdes traditionnels qui n’ont pas obtenu la même validation. Qui peut à juste titre revendiquer un droit de propriété intellectuelle sur les MTA issus des savoirs locaux, lorsque ce sont des tradipraticiens ou des entreprises qui les demandent ? Les critères actuels de brevetabilité sont-ils pertinents face aux menaces de biopiraterie et quelle répartition « éthique » des retombées des brevets peut être envisagée au niveau des communautés ? Les réponses à ces questions sont en partie relatives aux contextes ; les débats attirent l’attention sur l’absence de proposition susceptible d’être formulée comme une règle universelle. D’autre part, la recherche sur les médicaments traditionnels semble avoir peu considéré jusqu’à présent la question éthique, les essais thérapeutiques rapportés dans la littérature ayant rarement obtenu de validation de la part de comités, ou respecté les principes de base de l’éthique de la recherche et des soins. Les débats concluent à la nécessité de respecter des principes éthiques universels en les adaptant aux configurations locales : de la même manière que la science au Sud ne saurait être une science « au rabais », les débats montrent que les participants au colloque s’entendent sur l’idée que l’éthique au Sud ne saurait être une éthique au rabais, au détriment des patients, qu’ils utilisent des médicaments ou des produits de MTA.

L’information sur le médicament

La question de l’information a été traitée lors d’une table ronde très animée et interactive avec le public sur la responsabilité sociale en matière d’information, et lors d’une session de communications sur le droit, l’éthique et l’information. La table-ronde a permis de discuter le contenu, les moyens, les usages et mésusages de l’information, à partir des pratiques, pour cerner les responsabilités, afin que l’information des usagers soit accessible, éthiquement acceptable et scientifiquement juste. Informer les usagers est éminemment complexe, pour au moins deux raisons : du fait des divergences d’intérêts de la part des producteurs, autorités de régulation, prescripteurs et dispensateurs qui interviennent dans la « chaîne de responsabilités » autour du médicament, et d’autre part du fait de la diversité des environnements des usagers sur les plans linguistiques, culturels, et de leurs connaissances en matière de santé. De plus, son caractère évolutif impose un renouvellement rapide de l’information à délivrer aux professionnels de santé eux-mêmes, indépendamment des dispositifs d’information des firmes pharmaceutiques. Les capacités des soignants à interpréter et retransmettre l’information aux patients pourraient être améliorées, notamment grâce à des outils pédagogiques mieux adaptés. Enfin, l’information est mise au défi d’amender des représentations excessivement favorables du médicament, notamment à propos de ceux produits au Nord. La notion de responsabilité sociale, développée dans la Déclaration de Montréal, donne aux acteurs une obligation morale de participation à l’information des usagers. Cette information devrait être fournie non seulement lorsque les personnes ont besoin de médicaments, mais en dehors de ces périodes où elles sont vulnérables –par exemple à l’école ; elle devrait être couplée à une sensibilisation à l’analyse critique des publicités, s’appuyant sur les nouvelles dispositions offertes par la réforme récente de la publicité pharmaceutique dans l’UEMOA.

Deux expériences d’information des populations, portant directement ou indirectement sur le médicament, ont offert des perspectives intéressantes. A Niakhar, une plateforme de recherche démographique et médicale où des essais vaccinaux ont été réalisés au cours des vingt cinq dernières années, les promoteurs des recherches et l’équipe sur place ont informé les populations lors de sessions collectives avant et après les essais, en complément de l’information individuelle délivrée avant de solliciter le consentement à participer à chaque étude. Les chercheurs ont dû adapter leurs messages sur la base des perceptions locales, y compris des rumeurs. Une autre expérience est celle de la médiation scientifique développée par le Réseau Communautaire pour la promotion de l’éthique de la recherche et des soins au Sénégal : des techniques ont été développées pour faire comprendre par des termes accessibles à des non scientifiques des notions relevant de l’éthique, permettant leur appropriation et leur utilisation au quotidien. Les avantages et limites des outils pédagogiques utilisés ont été discutés : théâtre forum, contes scientifiques pour enfants et adultes, cartels d’images, supports figuratifs... Ces expériences devraient être mieux connues car elles pourraient être utilisées pour apporter des informations sur les médicaments dans des milieux divers (écoles, etc.). Pour les professionnels de santé, la liste e-med (www.essentialdrugs.org/emed) reste une référence internationale en matière d’information indépendante sur le médicament.

L’éthique de la recherche thérapeutique et les communautés

La session consacrée à ce thème, co-organisée avec ONUSIDA, a porté essentiellement sur les questions d’éthique posées par des essais thérapeutiques concernant des antirétroviraux. L’encadrement éthique des essais cliniques a été renforcé au cours des dernières années notamment grâce à la mise en place de procédures standardisées de révision éthique des projets par les comités nationaux d’éthique, et de formation de leurs membres et de la communauté des chercheurs au travers notamment du programme ttree (http://elearning.trree.org/). Le Sénégal est allé plus loin dans ce domaine en mettant en place une loi sur la recherche dès 2009.

Néanmoins les normes formelles de l’éthique, et le sens des recherches, ne sont pas directement compréhensibles par tous les participants en Afrique. Des expériences ont été développées pour préciser et favoriser la compréhension des essais thérapeutiques et de leurs enjeux éthiques, notamment par des associations en collaboration avec des équipes de chercheurs. Ainsi au Cameroun, des participants à un essai d’une nouvelle stratégie thérapeutique avaient pour la majorité d’entre eux compris qu’ils participaient à l’essai d’un nouveau médicament, ce qui n’était pas le cas. Ceci a conduit cette équipe à recommander de fournir aux participants une information complémentaire à celle délivrée en pré-inclusion, et à proposer de renforcer la délivrance d’information après l’inclusion dans les études, par exemple au cours de réunions des participants.

Ces dispositions devraient aider à lutter contre « l’illusion thérapeutique », un concept utilisé en éthique de la recherche pour qualifier la méprise d’un patient qui fait l’objet d’actes destinés à la recherche alors qu’il croit faire l’objet définis dans le but de le soigner. Ce concept se révèle peu pertinent pour les pays du Sud, où la participation à une recherche permet souvent d’accéder à un niveau de soins bien supérieur à celui d’une prise en charge ordinaire. Les résultats de cette analyse conduisent à recommander, lors de l’information pré-inclusion, de décrire les « avantages » de l’entrée dans l’étude en termes de prise en charge médicale, en précisant la durée d’accès à ces avantages. De plus le concept d’illusion thérapeutique devra être reformulé pour le contexte des Suds. C’est là une adaptation aux situations observées en Afrique sans négociation des principes de base de l’éthique de la recherche. Une réflexion similaire à propos de l’exercice de la recherche au Sud nourrit l’analyse du rôle des médecins impliqués dans le suivi des patients, qui doivent assurer un travail supplémentaire tout en étant confrontés à la rigidité des normes de l’éthique exprimées par les « Bonnes pratiques cliniques », dont ils ne comprennent pas toujours le sens. Une prise en compte au travers de formations ou de mesures définies pour eux permettrait de répondre à ces soignants « désemparés », dont la vigilance est essentielle pour la qualité de la recherche comme de la prise en charge des patients.

Enfin, le développement de recherches pédiatriques soulève de nouvelles questions d’éthique, liées à l’adaptation du consentement délivré par le représentant légal de l’enfant, et éventuellement de l’assentiment de l’enfant lui-même aux situations diverses selon l’âge de l’enfant et la configuration familiale. La recherche sur l’infection à VIH crée des situations complexes où les enfants n’ont pas toujours été informés de leur maladie au moment où ils vont être informés de leur participation à une étude clinique. Se pose alors avec acuité la question des connaissances nécessaires à l’enfant pour qu’il adhère à son traitement et à une recherche thérapeutique, des modalités d’annonce du diagnostic et du rôle respectif des parents et des soignants dans cette annonce, de l’âge à partir duquel l’enfant pourra être informé et des conditions de l’annonce, des modalités d’information sur la recherche à l’intention des tuteurs, des accompagnants et des enfants, qui devront y être associées.

Ces interventions montrent qu’au fur et à mesure de l’extension de la recherche thérapeutique à de nouvelles situations, se posent de nouvelles questions d’éthique. Elles impliquent une réflexion spécifique pour adapter les normes universelles aux contextes à deux niveaux : la focalisation de la recherche sur des essais de stratégies thérapeutiques plutôt que des essais portant sur de nouvelles molécules ; et le contextes socioéconomiques et culturels qui impliquent de considérer les pratiques de recherche relativement aux pratiques et dispositifs de soins locaux.

 

Conclusion

Au terme des ces échanges, il ressort que les principales valeurs de la santé publique mises en jeu autour du médicament sont l’équité et la justice sociale, renforcées par le refus des discriminations (impliquées notamment dans l’accès au médicament), l’autonomie de la personne et des populations (impliquées notamment dans l’information sur le médicament), la bienveillance et l’absence de nuisance (impliquées dans la sécurité des médicaments), la dignité des personnes (usagers et professionnels) étant une valeur sous-jacente à toutes les questions débattues.

Le colloque a mis en lumière des conflits de valeurs dans la chaine des responsabilités qui engage les chercheurs, les producteurs de médicaments, les acteurs engagés dans leur diffusion et leur distribution, les prescripteurs, les dispensateurs et les usagers, les acteurs de la régulation et la définition des politiques de santé. Il a aussi permis d’identifier et de discuter des dispositions et pratiques qui ne satisfont pas l’application des valeurs de la santé publique, du niveau macro au niveau micro-social.

Les conclusions opérationnelles pour le niveau national, développées dans le rapport général des sessions, mettent en avant les recommandations suivantes (liste non exhaustive) :

  • Nécessité d’un cadre règlementaire pertinent concernant la pharmacie et le médicament, en rapport avec les textes internationaux les plus avancés, suffisamment actualisé pour être efficient
  • Révision et adaptation du cadre législatif prenant en compte des dispositions internationales pour améliorer l’accès, la protection des utilisateurs de médicaments concernant les prescriptions (sécurité et coût) et les médicaments agréés (niveau de risque et toxicité), ainsi que l’information des usagers
  • Définition d’une politique nationale du médicament qui repose notamment sur une liste des médicaments essentiels actualisée et correspondant aux priorités de santé publique
  • Mise en place de mesures et dispositifs socioéconomiques d’accès au médicament pour tous, intégrant les diverses initiatives de gratuité des médicaments et des soins pour les usagers, en considérant les populations vulnérables (particulièrement les personnes âgées)
  • Définition d’une stratégie globale d’information des usagers sur les médicaments impliquant divers acteurs, considérant son introduction dans l’éducation primaire, utilisant les expériences sur les media et outils didactiques, et prenant en compte l’actualisation récente de la régulation concernant la publicité pharmaceutique
  • Amélioration de la disponibilité de médicaments spécifiques dont la liste est à préciser (opiacés pour les soins palliatifs, médicaments de substitution pour les usagers de drogues, antalgiques pour les enfants et les traitements chirurgicaux...)
  • Mise en œuvre d’une réflexion sur les pratiques de soin nécessaires en accompagnement de l’utilisation de divers médicaments
  • Définition d’une stratégie globale pour le contrôle des circuits d’approvisionnement en médicaments permettant d’éviter la circulation de produits non agréés et de qualité sub-optimale, qui englobe la lutte contre les médicaments contrefaits
  • Amélioration de la formation des prescripteurs et dispensateurs pour ce qui concerne la qualité des ordonnances et le coût des médicaments prescrits, et définition de mesures qui valorisent les prescriptions répondant à l‘intérêt des patients
  • Mise en place d’un encadrement réglementaire de la recherche sur les essais thérapeutiques qui correspondent aux normes éthiques internationales et permette leur adaptation aux contextes locaux
  • Engagement de partenariats avec des ONG et associations de défense des droits humains pour articuler la défense de l’accès au médicament avec les luttes pour l’équité au-delà du secteur de la santé


[1] Le colloque a également reçu l’appui de l’Association Internationale Droit, Ethique, Science, pour la session « Table-Ronde sur la responsabilité sociale », et de l’ONUSIDA pour la session « Ethique de la recherche thérapeutique et communautés ». Il a bénéficié de la contribution de l’Agence Universitaire de la Francophonie et du soutien financier ou organisationnel de l’IALES, SANOFI, REMED, la Coalition RESPECT, et l’UNICEF.

[2] Didier Sicard, Comité Consultatif National d’Ethique, 2013. La bioéthique, pour quoi faire? Paris: PUF.

[3] Access to medicines in the context of the right of everyone to the enjoyment of the highest attainable standard of physical and mental health, Résolution du Conseil des Nations-Unies A/HRC/RES/23/14 datée du 24 Juin 2013.

 

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